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La Transmission Pour et Selon Dôgen par Jean Zanetsu Zuber

La Transmission Pour et Selon Dôgen par Jean Zanetsu Zuber

La Transmission Pour et Selon Dôgen

par Jean Zanetsu Zuber

A la fin de ce camp de juillet, il y aura des ordinations de nonne et de bodhisattva. Durant cette cérémonie, le maître transmet l’enseignement du Bouddha, et il remet plusieurs choses qui symbolisent et matérialisent cette transmission : les préceptes, un nouveau nom, le ketsumyaku, un acte qui certifie leur lien de sang dans le Dharma avec le Bouddha à travers le maître qui les ordonne, et un rakusu. Moines et nonnes reçoivent en plus un bol et un kesa.

J’aimerais m’arrêter sur la transmission, telle que Dôgen la présente dans le Shôbôgenzô, au chapitre Menjû.

La transmission, coeur de notre pratique.

L’événement, à la fois dans le temps et au-delà du temps, qui est le fondement et le cœur de notre pratique, c’est l’Eveil du Bouddha et la transmission de cet Eveil dans le but de sauver les êtres, de « faire passer la multitude des êtres sur l’autre rive ». Le Bouddha transmet le Dharma, la Loi, qui est en fait le fonctionnement naturel de l’Univers : un Univers interdépendant, impermanent, et donc non-soi, vacuité.

Cette transmission ne peut se faire que d’un Eveillé à un autre Eveillé, et elle se manifeste dans l’histoire avec l’épisode célèbre de la fleur que le Bouddha fait tourner entre ses doigts et qui ouvre « Menjû ». Ce chapitre est une méditation sur la transmission qui se donne et se reçoit (jû) à travers le visage (men), autrement dit la transmission face à face : « Assis au milieu d’un million de fidèles, l’Eveillé Shâkyamuni tritura une fleur (…) et cligna de l’Œil. A ce moment-là, l’honorable Kâçyapa lui adressa un sourire (…). L’Eveillé Shâkyamuni dit alors : « J’ai en moi la Vraie Loi, Trésor de l’Œil – le cœur sublime du Nirvâna. Je les transmets à Kâçyapa ».

Pour Dôgen, cet événement est « le principe de la Voie selon lequel la vraie Loi, Trésor de l’Œil fut transmise face à face d’un éveillé à un éveillé, d’un patriarche à un patriarche, de génération en génération. » L’Œil de l’Eveillé, c’est la vraie vision des choses, au-delà de nos illusions et de notre vision dualiste, c’est la vision de l’Eveillé, qui est au-delà de notre œil de chair.

Dôgen relève que cette transmission s’est faite sans interruption depuis les sept éveillés du passé (Shâkyamuni et les six Bouddhas qui le précèdent) jusqu’à son maître Tendô Nyojo, et que cette transmission n’est autre que la « réalisation comme présence de la porte de Loi transmise de face à face d’un éveillé, d’un patriarche à un patriarche ».

Dôgen et Nyojo

La transmission reçue de maître Nyojo fut pour Dôgen un événement essentiel : « D’abord, j’offris de l’encens et me prosternai cérémonieusement devant mon défunt maître, le vieux Bouddha Tendô [càd Nyojo] dans son appartement privé (…). Lui aussi me voyait pour la première fois. Alors, il me transmit le Dharma face à face, nos doigts se touchant, et me dit : « La porte du Dharma de la transmission face à face, de Bouddha à Bouddha, de Patriarche à Patriarche, est à l’instant réalisée. » A ses yeux, cette transmission est l’équivalent de la fleur transmise à Kâçyapa, à la transmission de Bodhidharma à Eka, le 2e patriarche chinois, et à la transmission du cinquième patriarche chinois à Enô.

Le chapitre se termine d’ailleurs sur ce même épisode, ce qui souligne encore l’importance de l’événement. Dôgen déclare : « J’ai été capable d’accomplir la transmission face à face en abandonnant le corps et l’esprit, et cette transmission je l’ai établie au Japon. »

Ce que Nyojo transmet à son disciple et ce que Dôgen va ramener dans son pays, c’est donc shinjin datsuraku, abandonner le corps et l’esprit et retrouver ainsi notre Visage originel. Vivre cette expérience signifie faire personnellement l’expérience que le Bouddha a connue sous l’arbre de la Bodhi lors de son Eveil. Pour réaliser cela, la seule pratique est donc celle transmise par le Bouddha : shikantaza, être assis (za) sans rien (shikan) faire (ta), sans chercher à atteindre quoi que ce soit (surtout pas l’Eveil), sans triturer un problème dans sa tête (par exemple les kôan de l’école Rinzai). Ce zen que Nyojo a reçu et qu’il transmet face à face à Dôgen, c’est l’Eveil silencieux du Bouddha Shâkyamuni, expérience essentielle qui fonde le bouddhisme. Cette expérience est celle de l’unité du corps et de l’esprit qui ne sont plus deux –matière et esprit– mais unité réalisée dans le samadhi, dans la concentration. Alors, notre véritable nature apparaît, ce qu’on appelle notre Visage originel ou Nature de Bouddha.

En même temps, ce zazen ne peut pas être un zazen individuel, centré sur l’attachement à notre Eveil. Nyojo souligne que si c’était le cas, il manquerait la grande compassion des Bouddhas et des Patriarches qui ne pratiquent zazen que pour sauver les êtres sensibles. Et il ajoute : « Lorsque Bouddhas et Patriarches s’assoient en zazen, ils forment dès le premier jour le vœu d’unifier l’univers entier. Aucun être sensible ne peut de ce fait être oublié ni abandonné. Leur esprit de compassion s’étend jusqu’aux insectes et les mérites de leur zazen sont offerts spontanément et inconsciemment pour leur salut. »

Dôgen part donc de cet élément essentiel : « (…) à chaque génération, les Patriarches authentiques ont continué la transmission face à face, le disciple regardant le maître dans les yeux et le maître regardant le disciple dans les yeux. Un Patriarche, un enseignant ou un disciple ne peuvent devenir un Bouddha ou un Patriarche s’ils n’ont reçu cette transmission face à face. »

La transmission est ainsi un donner ET un recevoir à travers le visage et les yeux, idée qui est comprise dans le mot jû de jûmen. Jû, c’est à la fois donner et recevoir, et dans ce cas, cela se fait à travers le visage (men) et les yeux, car dans la transmission de maître à disciple, « chacun d’eux [offre] la face à son autre, seulement face à face, et chacun reçoit la face de l’autre ». Cela explique l’importance que les maîtres accordent à l’échange de regard lors de la cérémonie de transmission, ou encore dans la salutation en gasshô. C’est là la transmission silencieuse, celle-là même de Bouddha tournant la fleur, transmission de cœur à cœur (i shin den shin), au-delà des Ecritures, et sans intermédiaire, transmission qui se matérialise encore à travers les paï entre le maître et le disciple lors de l’ordination.

Mais cette transmission reste fondamentalement une : « [Cette transmission,] c’est comme verser de l’eau dans l’océan et en accroître sans fin l’étendue. C’est comme transmettre la lampe et lui permettre de briller à jamais. Dans les milliers de millions de transmissions, le tronc et les branches ne font qu’un. »

Et Dôgen conclut : « Dorénavant, la grande Voie des Bouddhas-Patriarches consiste seulement à donner et à recevoir face à face, à recevoir et à donner face à face; il n’y a rien de trop et rien ne manque. Vous devez le comprendre avec foi et joyeusement, lorsque votre propre face rencontre quelqu’un qui a reçu la transmission face à face. »

Et cette transmission se poursuit jusqu’à aujourd’hui :

« Le sourire qui éclaire le visage de Mahâkâçyapa ne cesse pas » •

Sangha Tenborin